5.
Paneb l’Ardent était fou de bonheur.
Le colosse aux yeux noirs, âgé de vingt-six ans, avait été accepté dix années auparavant dans la confrérie de la Place de Vérité pour y devenir dessinateur, l’idéal de son enfance. Le chemin avait été rude, mais Paneb ne s’était jamais découragé, nourri par le feu qui brûlait en lui et que rien ni personne ne pourrait éteindre.
À présent, le paradis : la Vallée des Rois, cet oued désertique, écrasé de soleil et interdit aux profanes. Ici, sous la protection de la cime d’Occident en forme de pyramide, reposaient les momies des illustres pharaons du Nouvel Empire dont l’âme renaissait chaque matin dans le secret de leur demeure d’éternité.
Pour la quasi-totalité des Égyptiens, pénétrer dans « la grande vallée » était un rêve impossible. Et lui, Paneb, avait cette chance parce qu’il avait persévéré, vaincu d’innombrables obstacles et réussi à devenir l’un des membres de l’équipe de droite !
Qui aurait pu croire, en voyant le jeune athlète à la taille et à la carrure impressionnantes, que ses énormes mains étaient capables d’exécuter des dessins d’une finesse et d’une précision extraordinaires ? En lui se conjuguaient la puissance et la grâce, mais il n’était qu’apprenti et avait encore beaucoup à apprendre.
Cette perspective enthousiasmait Paneb, qui ne rechignait devant aucune tâche. Depuis le début des travaux d’achèvement de la tombe de Ramsès le Grand, ses collègues dessinateurs et peintres lui avaient fait porter les pains de couleur, les pinceaux, les brosses et le reste de leur matériel. Le poids lui paraissait léger comme une plume, puisqu’il pouvait admirer les hautes roches verticales formant les murs de la vallée interdite où seule la pierre surchauffée survivait. Les falaises ocre se détachaient avec tranchant sous le ciel d’un bleu parfait et, à midi, le soleil ne laissait subsister aucune zone d’ombre dans ce chaudron sacré où se jouait le mystère suprême de la mort et de la vie.
C’était le moment que préférait Paneb l’Ardent, amoureux des étés implacables, surtout lorsque aucun souffle de vent ne troublait la canicule. Ici, dans cette vallée minérale, silencieuse et paisible, il se sentait chez lui.
— Tu rêves, Paneb ?
L’homme qui l’interpellait ainsi n’était autre que Néfer le Silencieux, chef de l’équipe de droite et maître d’œuvre de la confrérie. De taille moyenne, élancé, les cheveux châtains, les yeux gris-vert, un grand front bien dégagé, il avait un visage grave et une parole apaisante. Il ne lui avait pas fallu plus de dix ans pour devenir le patron incontesté des artisans, une fonction qu’il n’avait pourtant pas recherchée.
Paneb et Néfer s’étaient rencontrés avant leur admission dans la Place de Vérité, et le premier avait sauvé la vie du second qui n’oublierait jamais son courage. En suivant le chemin des sculpteurs, Néfer avait atteint les degrés supérieurs de la hiérarchie avant d’être admis dans la Demeure de l’Or, où il était devenu dépositaire du secret du Grand Œuvre qu’il lui appartenait à présent de transmettre et d’incarner dans la matière.
— Quand j’étais gamin, répondit Paneb, je rêvais d’un monde parfait, mais je me suis vite heurté aux hommes. Avec eux, aucune trêve : il faut se battre à chaque instant. Au moindre signe de faiblesse, ils piétinent l’adversaire. Mais aujourd’hui, je sais que ce monde parfait existe : cette vallée dans laquelle notre confrérie creuse et décore les demeures d’éternité des pharaons. L’homme n’y a pas sa place, nous ne faisons qu’y passer, et c’est bien ainsi. Seul y règne un silence de feu, et je te remercie de m’avoir permis de le connaître.
— Tu n’as pas à me remercier. Tu es mon ami, mais je suis le chef de cette équipe et je ne t’accorderai aucune faveur. Si je t’ai ordonné de venir travailler dans la Vallée, c’est parce que tu en es capable.
Jusqu’alors, Paneb s’était contenté de jouer les rôles de porteur et de gardien de la tombe de Ramsès le Grand à l’intérieur de laquelle il n’avait pas été autorisé à pénétrer. Au ton de Néfer, il sentit que la situation allait évoluer.
— La journée s’annonce longue et difficile, estima ce dernier ; le temps commence à nous manquer, et nous devons réussir la décoration finale selon les instructions laissées par Ramsès. Ched le Sauveur va te confier un nouveau travail d’une importance décisive.
Ched le Sauveur... Le peintre de l’équipe, le chef des dessinateurs et le dédain personnifié ! Pendant plusieurs années, il avait ignoré la présence de Paneb pour bien lui faire comprendre qu’à ses yeux il n’existait pas. Mais l’Ardent avait jugulé sa vanité, persuadé que Ched était un maître exceptionnel, au talent inégalé, puisqu’il avait été choisi par la confrérie pour animer le décor peint des tombes royales.
— Tu sembles très soucieux, Néfer.
— Pour certains, les soixante-dix jours de momification apparaissent comme une très longue période ; pour nous, elle est très courte.
— Je ne comprends pas... La tombe de Ramsès n’est-elle pas achevée depuis longtemps ?
— Pour l’essentiel, si. Mais il est de règle d’attendre la mort du roi pour rendre vivantes les parois, tracer les derniers signes et les ultimes figures, et compléter la demeure d’éternité où son corps de lumière séjournera à jamais. Nulle erreur n’est permise, il ne faut ni se hâter ni perdre de temps.
— Pour ton premier chantier de maître d’œuvre, le destin t’a gâté ! Il aurait pu t’offrir un pharaon moins gigantesque que Ramsès le Grand... Mais nous avons tous confiance en toi.
— Je suis conscient que c’est la survie même de la Place de Vérité qui est enjeu. Si le nouveau pharaon était mécontent de la dernière demeure de son père, il décréterait notre disparition.
— Que dit-on de ce Mérenptah ?
— N’écoutons aucune rumeur et accomplissons notre tâche. Si nous œuvrons en rectitude, qu’avons-nous à redouter ?
À trente-six ans, Néfer le Silencieux était un homme mûr, à l’autorité tranquille mais implacable. Par sa seule présence, et sans avoir besoin de hausser le ton, il faisait régner une indispensable cohérence au sein de la confrérie et incitait les artisans à donner le meilleur d’eux-mêmes. Aucun n’aurait songé à discuter ses directives, qui allaient toujours dans le sens de l’œuvre à parfaire et de l’harmonie communautaire. Même Paneb, à la nature indisciplinée, appréciait la stature de son ami et se félicitait que la Place de Vérité l’eût installé à sa tête. Avec lui, ni l’injustice ni la corruption n’auraient droit de cité.
— Comment réagirais-tu si Mérenptah décidait de supprimer la confrérie ?
— Je lui démontrerais qu’il commettrait une erreur tragique et qu’il mettrait en péril la prospérité même de l’Égypte.
— Et s’il refusait de t’écouter ?
— En ce cas, il ne serait pas un pharaon mais un tyran, et l’aventure de notre civilisation ne tarderait pas à prendre fin.
Les trois dessinateurs, Gaou le Précis, Ounesh le Chacal et Paï le Bon Pain déposèrent au pied de Paneb une belle quantité de pains de couleurs vives et des petits récipients en terre cuite et en cuivre.
— Que dois-je en faire ?
— Ched le Sauveur te l’indiquera. Le soleil est écrasant... Ne devrais-tu pas te mettre à l’ombre ? demanda Paï le Bon Pain qui supportait mal la chaleur de la Vallée des Rois.
— Je n’ai pas envie de prendre froid ! s’amusa-t-il.
Les trois dessinateurs se dirigèrent d’un pas lent vers l’entrée de la tombe de Ramsès le Grand. Même Paï le Bon Pain, d’ordinaire si prompt à rire et à plaisanter, était recueilli. Comme ses confrères, il ne songeait qu’au travail minutieux qu’il devait accomplir.
— Et toi, Paneb, comment réagirais-tu ? demanda le maître d’œuvre.
— Si les beaux discours ne servaient à rien, je prendrais les armes et je me battrais.
— Contre Pharaon, son armée et sa police ?
— Contre quiconque tenterait de détruire le village. Il est devenu ma patrie et mon âme. Pourtant, l’accueil n’a pas été fameux, et j’ai passé dix années plutôt rudes.
Néfer sourit.
— Ne subit-on pas les épreuves que l’on mérite et que l’on est capable d’endurer ? Tu finiras par me faire croire que ta capacité de résistance est vraiment hors du commun.
— Sauf ton respect, j’ai parfois l’impression que tu te paies ma tête !
— Ne serait-ce pas indigne de ma fonction ?
L’arrivée de Ched le Sauveur interrompit les deux amis.
Les cheveux et la petite moustache très soignés, élégant, les yeux gris clair, le nez droit, les lèvres fines, il jeta un regard ironique sur Paneb et s’adressa au maître d’œuvre.
— Mes dessinateurs sont-ils déjà au travail ?
— Ils viennent d’entrer dans la tombe.
— Les délais risquent d’être un peu courts...
— Nous n’avons pas le droit de les dépasser, Ched. C’est pourquoi j’ai mis Paneb à ta disposition.
Le peintre leva les yeux au ciel.
— Un apprenti auquel il faut tout apprendre !
— Sois un bon éducateur et rejoins-moi.
Néfer se dirigea à son tour vers la demeure d’éternité de Ramsès le Grand, pendant que Ched le Sauveur prenait en main une sorte de brique rouge.
— Sais-tu ce que c’est, Paneb ?
— De la couleur... De la couleur dure qu’on ne peut pas utiliser sous cette forme.
Le peintre parut atterré.
— C’est bien ce que je craignais... Tes yeux sont incapables de voir.